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Par le Comité Poétique.


YVES BONNEFOY : L’ÉCHARPE ROUGE (extraits)

Publié par Le Comité Poétique sur 1 Juin 2018, 00:00am

Catégories : #Prose avec Yves Bonnefoy

 

N'est-ce pas qu'un rêve de l'intellect né de mon souci d'un père que je voyais malheureux ? Il est vrai que ces idées ne s'accordent que trop bien à nombre d'aspects de mon enfance. Néanmoins je ne doute pas qu'elles soient fondées.

 

Et je le crois d'autant plus qu'elles m'expliquent aujourd'hui des moments que jadis j'ai vécus sans suffisamment les comprendre mais avec assez d'émotion pour en garder souvenir. Par exemple, c'est bien ce mixte de compassion mais aussi de souci de soi ce qui m'agitait un matin, vers 1930, où mon père, l'ouvrier aux courtes vacances, allait à Toirac reprendre le train après trop peu de jours passés avec nous. C'était le plein été, il faisait très beau. Toute la famille avait accompagné Elie à la gare, on causait autour de lui, dans l'attente de l'omnibus, mais moi, assez enfant pour cela encore, je m'étais mis en tête de lui offrir un porte-bonheur, et je m'étais éloigné jusqu'à l'aiguillage, là où le quai s'effaçait dans l'herbe, déjà celle de la campagne alentour. Pour ses derniers mètres ce bord de la voie ferrée était recouvert de trèfle, petites feuilles sombres serrées au ras du sol les unes contre les autres, et mon désir était d'y trouver un de ces trèfles à quatre feuilles qui assurent prospérité et bonheur.

 

Je cherchais donc, penché, à un moment à genoux. Mais rien que le trèfle ordinaire, et le temps passait, le train approchait, c'était déjà son bruit que j'entendais croître dans la vallée, que faire alors, sinon cueillir un trèfle à rien que trois feuilles, puis arracher à un autre une des siennes et la faire tenir avec de la salive à côté des trois du premier ? Tâche bien difficile, hélas, maladroite impatience du bout des doigts maltraitant tiges et feuilles, et maintenant ce train qui allait bientôt s'arrêter, soufflant bruyamment. C'est bien un réel chagrin que j'ai éprouvé alors, et qui m'est resté en mémoire, et ce chagrin allait bien à cet homme de là-bas, sur le quai, qu'il fallait que je rejoigne en courant. Mais dans ce projet, dans son échec, dans ce rêve, que d'ambiguïtés, que je commence à comprendre ! Ce trèfle, dont je voulais faire un don, c'était tout de même aussi – une feuilles en plus, la nature modifiée, rédimée, cette salive déjà la voix, pour opérer le miracle – l'emblème encore clos de ce que déjà je voulais pour moi, un travail au plus près des signes et celui-ci peut-être un apport aux autres êtres, qui sait, mais tout autant une réalisation personnelle, avec dès lors le risque de voir son grand premier vœu altruiste se refermer sur soi, s'artificialiser, se défaire, la feuille ajoutée aux trois autres ne pouvant pas s'unir comme l'esprit le désire à ce que la nature propose.

 

 

 

Les mots d'un petit enfant permettaient à cette femme encore jeune qui les écoutait, qui les parlait avec moi, le retour à l'intensité jamais oubliée de son origine. Et je crois que ce fut ce ressourcement la raison pour laquelle, quelques années plus tard, ma mère tint à m'apprendre à lire elle-même. Il peut sembler naturel qu'une institutrice ait désir, pour l'éducation de son fils, de se substituer à une autre, mais mes souvenirs me convainquent qu'il s'agissait d'autre chose et de beaucoup plus que cette ordinaire et minime jalousie. Car je revois, posé sur la table des repas qui suivraient cette heure d'apprentissage, un abécédaire, grand livre mince, au cartonnage écorné vaguement vert, dont nous regardions les images qui y encadraient page après page des lettres superbement majuscules : images d'un chien, d'un chat pour la lettre C, ou d'une maison sous les arbres pour la lettre M, par exemple. Succincts, rudimentairement coloriés, c'étaient des dessins au trait qui n'avaient pas l'ambition de savoir ce que les dictionnaires disent des choses, ils ne songeaient qu'à se prêter au regard sur le chien ou la maison ou un arbre de l'enfant qui se pencherait sur le livre. Et cet enfant revivrait en eux ce qu'a d'inné l'être au monde, simultanément découvrir l'existence des arbres, disons, des arbres en général, et s'attacher à un arbre proche, le ressentir comme une amitié, une présence.

 

 

 

 

Une autre fois, dans ces mêmes années et dans ce même pays, un chant d'oiseau s'était détaché des autres pour me parler mais sans pour autant cesser d'être ses quelques notes : la matière sonore s'était emplie d'invisible mais sans se vider de soi, sauf qu'elle n'était plus, elle encore, que l'inscription d'une énigme, la même énigme, dans le lieu dévasté de l'existence. Disons que c'était une voix, rauque d'être une voix dans la beauté désormais tout extérieure du monde.

 

Et la plus frappante de toutes ces expériences, celle qui m'a guidé par la suite dans mes réflexions sur les œuvres, soit de poésie, soit de peinture ou sculpture : il fait nuit, on revient de la ferme proche avec le lait frais, voici à l'entrée du village une première maison, dont une fenêtre est ouverte sur la clarté d'une lampe. Et je vois là, une fois, découpe noire dans la lumière, un homme debout, qui se penche sur quelque tâche. Quel saisissement ! Percevoir le fait d'être, avoir la crainte de ne pas être, se sentir porté vers cet inconnu par l'élan d'une solidarité au sein d'une solitude dont on prend conscience, vertigineuse !

 

Cet homme, en sa fenêtre hors du monde, ce n'était pas un des êtres dont me parlait mon abécédaire, en ses images archétypales : êtres existant eux aussi, pourtant, non des choses, et avec lesquels je n'étais pas sans savoir aussi un rapport d'existence à existence. Car ces maisons et bêtes et hommes et femmes du livre étaient, si je puis dire, de mon côté dans mon travail de mise en place d'un monde, ils étaient disponibles pour mes désirs, façonnables par eux, richement vêtus du meilleur de mes perceptions, tandis que cette existence-ci dans la fenêtre éclairée, c'était un dehors, une étrangeté irréductible à tous mes savoirs, une question sans réponse.

 

 

pp.78 à 80 ; 124-125 et 135-136, Gallimard, Coll. Folio, 2017

 

YVES BONNEFOY : L’ÉCHARPE ROUGE (extraits)
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